• « Un certain monsieur séduisant »

    Curd Jürgens dans le cinéma d’après-guerre

Curd Jürgens dans le cinéma d’après-guerre

De Rudolf Worschech

Grâce à Curd Jürgens, qui était né à Munich, détenait un passeport autrichien et vivait principalement en France, le cinéma d’après-guerre en Allemagne de l’Ouest s’est internationalisé. De toutes les stars masculines de cette période, il est le moins caractéristique du cinéma de l’ère Adenauer. Les films patriotiques, qui dominaient le cinéma de la République d’Allemagne et constituaient un tiers de la production, n’étaient pas son truc. Il n’était jamais l’homme d’un « couple idéal », si typique du cinéma de l’époque des tables haricot. En 1950, le réalisateur Hans Deppe engagea pour son film SCHWARZWALDMÄDEL Sonja Ziemann et Rudolf Prack (et atteint ainsi 16 millions de spectateurs lors de sa sortie) ; O.W. Fischer et Maria Schell, Dieter Borsche et Ruth Leuwerick suivaient le couple idéal que les fans appelaient familièrement Zieprack. Curd Jürgens a certes joué à deux reprises avec Maria Schell – mais sans suites notables.

Le passport autrichien, 1954

Première moitié des années 1950

Tôt déjà, Curd Jürgens essaya d’échapper à l’étroitesse du cinéma germano-autrichien. Cela aussi le distinguait des acteurs de sa génération. Ainsi joua-t-il en 1950 dans la version allemande d’UN SOURIRE DANS LA TEMPÊTE, EIN LÄCHELN IM STURM (A Smile in the Storm) ; en 1951 il se rendit en « voyage d’information » sur invitation du State Department des Etats-Unis – et resta ensuite à disposition des journaux locaux pour des interviews (« Dans un train extrêmement propre selon nos standards… »).

Cependant, il ne semble pas avoir reçu d’offre concrète. Au sein du cinéma allemand, il restait un solitaire. Il accepta beaucoup de rôles, d’abord en Autriche puis de plus en plus dans la jeune République fédérale d’Allemagne dont l’industrie cinématographique était florissante. Il est difficile d’associer le Jürgens de cette époque à une catégorie précise : il travaillait avec des habitués de la réalisation, des spécialistes du divertissement léger qui avaient débuté leur carrière pendant la période nazie, comme Géza von Cziffra, Karl Hartl, Alfred Braun, Paul Verhoeven. La machinerie du divertissement et de la distraction produisait à un allure fébrile et Jürgens tournait lui aussi film sur film. Ses performances dans ces films ont toujours quelque chose de figé, qu’il incarne le manager sans scrupules d’une comédienne dans ORIENT-EXPRESS (1954) de Ludovico Bragaglia ou le commissaire Roland, qui élucide seul une affaire de meurtre dans LAMBERT FÜHLT SICH BEDROHT (Lambert Is Threatened, 1949) de Cziffra. Son rôle dans 1. APRIL 2000 (1952) de Wolfgang Liebeneiner est ainsi cohérent : il nous donne un chef de la police mondiale à l’uniforme fantaisiste, bourru et peu loquace, dans une satire paraissant aujourd’hui quelque peu démodée.

Au moment de LAMBERT FÜHLT SICH BEDROHT, Jürgens avait 34 ans et devait jouer un « jeune » assistant de la police criminelle. Avec sa moustache et sa pipe, il rappelle Maigret, et son personnage, le commissaire Roland, aborde le cas de la même manière réfléchie.

Curd Jürgens commença sa fulgurante carrière après 1945, alors qu’il avait un âge avancé, d’après les critères actuels. Dans ET DIEU CRÉA LA FEMME (Und immer lockt das Weib / … And God Created Woman, 1956, R: Roger Vardim), il avait déjà quelque chose d’un grand seigneur.

ET DIEU… CRÉA LA FEMME (1956)

ET DIEU… CRÉA LA FEMME (1956) Les photos d’exploitation

ET DIEU… CRÉA LA FEMME (1956) Les photos de film

Et dans DES TEUFELS GENERAL (The Devil’s General / Le Général du Diable) de 1955, il joue à 39 ans un militaire à qui l’on donnerait de 50 à 60 ans. Pour ce film d’ailleurs, le réalisateur Helmut Käutner engagea Jürgens contre la volonté des distributeurs, qui le considéraient trop vieux. Il est étonnant de voir à quel point les hommes plus âgés s’activaient dans le cinéma germanophone de l’immédiate après-guerre. Les hommes des premières années du cinéma de la République fédérale d’Allemagne s’appelaient Hans Albers, Hans Söhnker, Gustav Fröhlich, Johannes Heesters, Dieter Borsche, Hans Nielsen, tous des comédiens dans la fleur de l’âge – ou au-delà. Et celui qui voulait en faire partie devait tout au moins paraître sans âge. Cela s’explique en partie par la continuité de personnel souvent constatée entre le cinéma de la Ufa et le cinéma d’après-guerre, et ce aussi au niveau des acteurs. D’autre part, cela dépend aussi de la popularité du cinéma en tant que divertissement « d’adultes » pour les vingt à quarante ans, qui représentaient la part principale du public. Une autre raison encore tient au statut des acteurs du cinéma d’après-guerre : ils étaient des figures d’identification, des substituts intègres et, avant tout, des pères pour les hommes, et des partenaires qui s’étaient salis dans le Troisième Reich et le nazisme.

Le cinéma ouest-allemand n’a jamais connu de « jeunes hommes en colère » tels qu’incarnaient James Dean ou Marlon Brando dans le cinéma américain, ou tout au plus dans une version « adoucie », lancée vers le milieu des années 1950 par Hansjörg Felmy ou Christian Doermer, par exemple. Horst Buchholz dans le film faisant date DIE HALBSTARKEN (R: Teenage Wolfpack, 1956) fait figure d’exception.

Mais Curd Jürgens était loin de pouvoir jouer une figure paternelle dans le cinéma d’après-guerre. Ça ne lui allait pas. Il était plus souvent un amant, un voyou, et aussi un héros noble, le plus souvent dans des rôles unidimensionnels. Curd Jürgens le briseur de cœurs et le séducteur : dans DAS BEKENNTNIS DER INA KAHR (The Confession of Ina Kahr / Afraid To Love / Le destructeur, 1954) de G.W. Pabst, il n’a besoin que de quelques secondes pour aborder Elisabeth Müller et lui donner un premier baiser.

Son rapport aux femmes est direct, et ce jusque dans ses rôles plus tardifs. Il les regarde au fond des yeux, ne cille pas, et les isole ainsi de leur environnement. Souvent, il se penche en avant, si bien que la caméra le montre presque dans un geste de soumission. Cette concentration sur une personne contraste avec ses manières souvent plutôt rigides et dans l’expectative.

 

Avec Romy Schneider dans KATIA (1959; R: Robert Siodmak)

DVD: Studiocanal

Seconde moitié des années 1950

Cela change dans la seconde moitié des années 1950 – Jürgens tente d’échapper à ses rôles stéréotypés. Cette période – ainsi que le début des années 1960 – constitue indubitablement la phase la plus productive et variée en terme de jeu d’acteur de toute sa carrière. Il entreprend dans de nombreux films la déconstruction des clichés liés à ses rôles. Il met en lumière des profondeurs que l’on n’aurait pas crues possibles à l’écran. Sur ce point, personne n’a pu l’imiter facilement. O.W. Fischer, par exemple, encore plus populaire que Jürgens dans l’espace germanophone, se montrait volontiers comme un excentrique et un mystérieux, mais cultivait en même temps toujours son aura de jeunesse. Quant à Dieter Borsche, son image d’homme intègre à l’écran ne sera pas ternie avant les films d’Edgard Wallace, si l’on omet pour une fois son faux pas avec FANFAREN DER LIEBE (1951).

Déjà dans MEINES VATERS PFERDE (1. TEIL : LENA UND NICOLINE) que Gerhard Lamprecht réalisa en 1953, Jürgens jouait un noble irlandais qui s’était rebellé, d’ailleurs contre un propriétaire allemand.

MEINES VATERS PFERDE (1. PARTIE: LENA UND NICOLINE; 1954)

En tant que Pat dans MEINES VATERS PFERDE (1954)

  • MEINES VATERS PFERDE (1954) Avec Martin Benrath (g.) et Robert Dietl (d.)

  • MEINES VATERS PFERDE (1954) Avec Martin Benrath

  • MEINES VATERS PFERDE (1954) Avec Martin Benrath

  • MEINES VATERS PFERDE (1954)

  • MEINES VATERS PFERDE (1954) Avec Eva Bartok

  • MEINES VATERS PFERDE (1954)

  • MEINES VATERS PFERDE (1954) Avec Martin Benrath

  • MEINES VATERS PFERDE (1954)

  • MEINES VATERS PFERDE (1954)

  • MEINES VATERS PFERDE (1954) Avec Robert Dietl

  • MEINES VATERS PFERDE (1954) Avec Ernst Ginsberg

  • MEINES VATERS PFERDE (1954) Avec Robert Dietl

Avec Eva Bartok et Martin Benrath dans MEINES VATERS PFERDE

(1. Partie / R: G. Lamprecht)

DVD: Studiocanal

Sa meilleure performance d’acteur dans le cinéma des années 1950, cependant – et l’une des meilleures performances de toute sa carrière – fut dans le premier travail de réalisation d’un émigré revenu au pays, Robert Siodmak : DIE RATTEN (Les rats). Siodmak et son scénariste Jochen Huth transposèrent la pièce de Gerhart Hauptmann datant de 1910 dans la Berlin contemporaine. La pièce sociocritique d’autrefois devint une farce sur le miracle économique, la caserne devient une arrière-cour du quartier de Wedding. Huth et Siodmak en firent un film noir. On raconte rétrospectivement l’histoire d’un trafic d’humains : Pauline Karka (Maria Schell), vivant dans la zone Est, vend son enfant, dont le père les a abandonnés, à une autre femme. Cette Anna John (Heidemarie Hatheyer) tient une blanchisserie et voit dans l’enfant un moyen de retenir son propre mari, un transporteur. Ce qui est surprenant dans ce film, c’est à quel point il montre les personnages sans parti pris. Même le comportement d’Anna John n’est pas condamné, le spectateur doit en effet comprendre qu’elle n’agit qu’en son intérêt. Le duel a lieu entre les deux femmes, entre la dame et la jeune fugitive, mais jamais le film ne montre plus que nécessaire sur ses personnages.

Il en dit même le moins possible sur Bruno Mechelke, le frère d’Anna John, interprété par Curd Jürgens. Il est en quelque sorte la prolongation de son crime, son serviteur, envers lequel elle tend aussi une main protectrice, surtout vis-à-vis de son mari, que Bruno indispose. Celui-ci compense son infériorité sociale par son attitude, cigarette aux lèvres et posture décontractée.

En tant que Bruno Mechelke dans DIE RATTEN (1955)

En tant que Bruno Mechelke dans DIE RATTEN (1955)

En tant que Bruno Mechelke dans DIE RATTEN (1955)

« Un certain monsieur séduisant », dit-on une fois de lui. Ce Bruno est un vagabond, quelqu’un qui a vu passer le miracle économique, qui vit entre des meubles que d’autres ont laissé chez les Johns. Et Bruno est un impétueux. Seulement dans le film, il est associé à la sexualité, et Jürgens joue cela très directement et sans aucun charme. Dans sa première scène justement, Gustav Knuth, dans le rôle du mari de Anna, Karl John, part en camion pour son tour en Allemagne de l’Ouest et passe sous la porte cochère où Bruno se tient avec une jeune fille. Sans que cela soit dit ouvertement, Hatheyer, Knuth et Jürgens forment un triangle, dans une atmosphère d’inceste, car Bruno est plus proche d’Anna que son époux.

Une fois, il est étendu sur le lit dans la chambre qu’il s’est aménagée avec les meubles déposés, la jeune fille (Barbara Rost) se tient à côté de lui, sa jambe droite est en l’air et il la bouge d’une façon qui, à une époque où le déhanchement d’Elvis faisait sensation, ne pouvait qu’être qualifiée d’obscène.

DIE RATTEN (1955)

Barbara Rost, Curd Jürgens

Anna John demande à Bruno de passer du temps avec Pauline Karka, parce que cette dernière désire récupérer son enfant et Anna craint que l’escroquerie ne soit démasquée. Et c’est là la vraie performance de Curd Jürgens dans ce film : il se promène avec elle au marché de Noël, deux échoués qui pourraient s’être trouvés, comme on a l’impression pendant un moment, comme s’il s’intéressait vraiment à elle, il lui offre de petits cadeaux – et malgré tout essaie ensuite de la tuer. « Regarde-moi dans les yeux pour que tu voies ce qui te pend au nez, si tu n’obéis pas », lui dit-il. Il s’agit déjà presque d’un auto-persiflage de la star, dont les yeux bleus fascinaient les médias de l’époque. Ce Bruno-là est l’homme du clair-obscur avec lequel le caméraman suédois Göran Strindberg a éclairé les rues et les places, ainsi que les intérieurs.

Avec Maria Schell dans DIE RATTEN (1955; R: Robert Siodmak)

DVD: Universum

Avec Maria Schell dans DIE RATTEN (1955; R: Robert Siodmak)

DVD: Universum

DIE RATTEN est une exception parmi les films des années 1950, il gagna l’Ours d’or à la Berlinale et les critiques de cinéma d’alors reconnurent unanimement ses qualités.

Les zones d’ombre

Jürgens jusqu’à ce jour n’était pas pénible dans le choix de ses rôles, et on le lui rappela par écrit à la fin des années 1950. Il traîna pratiquement l’industrie du film au tribunal – et ne s’en tira pas vainqueur. Cette procédure est symptomatique des relations de pouvoir au sein de l’économie du cinéma de l’époque. Curd Jürgens plaidait contre le producteur Artur Brauner, qui était d’ailleurs toujours très friand de procès, sans que cela n’altère leur amitié pour autant. Car Jürgens avait avec la maison de production de Brauner, CCC-Film, un contrat pour un projet intitulé « Schweigepflicht », « Devoir de silence ». Il y jouait un propriétaire à qui sa femme cache que leur fille est en vérité celle d’un autre. Sur l’insistance du distributeur Gloria-Verleih, le titre fut modifié en DU MEIN STILLES TAL, « Toi ma paisible vallée ». Les distributeurs étaient alors tout-puissants dans la branche : ils pouvaient cofinancer les films avec leurs garanties et avaient une influence sur le casting et même sur le scénario. Le Spiegel, qui accorda la une à ce procès, écrivit sur la directrice de Gloria-Verleih, Ilse Kubaschewski : « Les serviteurs de la Villa Starnberger de Kubaschewski, la cuisinière Gustel et le chauffeur Kernchen, sont des conseillers amateurs très écoutés. Et les bilans de la Gloria prouvent que l’opinion de la cuisinière et du chauffeur correspondent toujours aux goûts du public ». Celle qu’on surnommait « Kuba » avait fait fortune avec des films patriotiques tels que GRÜN IST DIE HEIDE (The Heath Is Green, 1951). L’avocat de Jürgens vit en tout cas le changement de titre comme une « atteinte à la réputation artistique » de son client. Le tribunal regarda le film : « Pendant la projection, les juges eurent l’occasion de remarquer que le film et le titre étaient certes différents par leur thème, mais pas par leur niveau » (Der Spiegel) – et donna raison à Jürgens en première instance. Le film sortit cependant bien sous son titre modifié, et un arrangement mit fin à la procédure trois ans plus tard.

DIE RATTEN finit aussi tragiquement pour Bruno Mechelke : Pauline Karka le tue en voulant se défendre. A l’écran, Curd Jürgens était pratiquement passé du côté des perdants. Dans deux films de cette époque, deux drames conjugaux, il se tient pour ainsi dire en première ligne de la lutte des sexes : il est entre les hommes qui ont reconquis leur place habituelle après la défaite et la captivité, et les femmes ramenées à leur foyer et à leur cuisinière. Ces deux films se terminent par un happy end, et cela aussi est symptomatique – ainsi que par la reconstitution de la domination masculine. Mais parfois, le chemin est plus important que la destination.

  • LIEBE OHNE ILLUSION (1955) Avec Sonja Ziemann

  • LIEBE OHNE ILLUSION (1955) Avec Heidemarie Hatheyer

  • LIEBE OHNE ILLUSION (1955) Avec Heidemarie Hatheyer

  • LIEBE OHNE ILLUSION (1955) Avec Sonja Ziemann

  • LIEBE OHNE ILLUSION (1955) Film-Echo, Wiesbaden

  • LIEBE OHNE ILLUSION (1955) Affiche de cinéma

LIEBE OHNE ILLUSION (Love Without Illusions, 1955) d’Erich Engel est un triangle amoureux, comme tant de films dans lesquels Curd Jürgens a joué. Il incarne dans ce film un laissé pour compte, un ancien comédien qui doit contrôler des machines à sous au temps du miracle économique, parce qu’il a perdu un bras à la guerre. Il est rare que les films de cette époque thématisent aussi directement les conséquences de la guerre. Les mutilés n’apparaissent pratiquement pas dans le cinéma des années 1950, bien que les films patriotiques regorgent de réfugiés et de leurs problèmes d’intégration. Jürgens incarne ici un traumatisme national : la chute sociale après la défaite. Le triangle érotique a comme point de départ la cohabitation. Dans l’appartement de Walter (Jürgens) et de son épouse Christa (Heidemarie Hatheyer), femme médecin très prise par son travail, vient à emménager la jeune sœur de cette dernière, Ursula (Sonja Ziemann). La scène du déménagement introduit déjà les trois personnages : il se tient en arrière-plan lorsqu’elles se saluent. Ici déjà, Walter est associé à la sphère « féminine » : il indique la direction de la cuisine lors de la visite de l’appartement. Plus tard, il explique à son chef, venu en visite à l’improviste, qu’il sait bien cuisiner depuis qu’il l’a appris lors de son séjour en prison. Sa femme travaille sans répit, elle se rend à un congrès précisément lorsqu’il apprend son licenciement. Curd Jürgens est très effacé dans ce film, c’est un homme sur qui le destin s’exerce. Il glisse ainsi pratiquement dans d’autres difficultés : son flirt avec sa belle-sœur prend une importance inattendue – elle attend un enfant. Ursula le perd cependant en tombant sur une bassine d’eau, tout à fait légalement, pour ainsi dire. Les critiques de l’époque avaient déjà reproché à cette fin, où les deux époux peuvent se retrouver, d’arriver trop subitement et de se plier à la morale de l’époque.

La dépendance de Jürgens à la femme est encore plus marquée dans TEUFEL IN SEIDE (Le diable en personne, 1956) de Rolf Hansen. Jürgens y est un homme d’âge avancé qui n’a pas encore trouvé sa place dans la vie, un musicien qui veut composer et qui joue dans des bars pour gagner sa vie. Il tombe amoureux d’une femme, de la mauvaise femme, une veuve riche qu’il épouse et qui le fait entrer dans son empire. La femme fatale (Lilli Palmer) et l’artiste, ça ne peut pas marcher. TEUFEL IN SEIDE raconte la sollicitude du musicien envers une autre (Winnie Markus), à travers une action qui se déploie inutilement sur plusieurs couches, suivant des perspectives différentes. Lilli Palmer meurt, et le film a le mérite de ne pas révéler immédiatement si le musicien en est responsable.

Car il serait capable de cela : il a plusieurs visages, il est intérieurement quelqu’un d’impétueux, qui n’est calme et posé qu’en apparence. « Si l’on connaît ses faiblesses, on avance plus sûrement », dit-il à la fin du film, et Winnie Markus prend son bras, non pas comme dans un couple qui se promène, mais comme on accompagne un patient.

Avec Winnie Markus dans TEUFEL IN SEIDE (1956; R: Rolf Hansen)

DVD: Studiocanal

Curd Jürgens et CCC

DIE RATTEN et LIEBE OHNE ILLUSION furent produits par la maison de production berlinoise CCC-Film, contre laquelle Jürgens fut en procès. Dans la seconde moitié des années 1950, il travailla plus fréquemment à l’étranger, dans des films tels que MICHEL STROGOFF (Der Kurier des Zaren, 1956), THIS HAPPY FEELING (Männer über Vierzig / Le démon de midi, 1958), THE INN OF THE SIXTH HAPPINESS (Die Herberge zur 6. Glückseligkeit / L’auberge du sixième bonheur, 1958) ou encore FERRY TO HONG KONG (Fähre nach Hongkong / Visa pour Hong Kong, 1959). A la fin des années 1950, les producteurs s’étaient accordés sur les gages des stars, dont le salaire par film ne devait plus dépasser 100’000 deutsche Mark ; pour Jürgens, ce fut certainement une raison importante de travailler surtout aux USA et pour des dollars.

Il ne perdit cependant pas totalement son intérêt pour des projets allemands. Surtout pour des projets inhabituels. Une adaptation de « Peer Gynt » était prévue avec Artur Brauner, mais elle échoua. Brauner lui envoya dès lors, comme Jürgens le lui demanda dans une lettre du 13 janvier 1960, « à peu près chaque manuscrit contenant un rôle principal masculin ». Il poursuivait :

« Tu sais qu’il n’existe qu’une seule circonstance pour me faire oublier toutes les conditions financières et les désavantages : s’il s’agit d’un film artistique ambitieux, qui aurait peut-être même la chance d’ouvrir la porte de l’étranger au cinéma allemand, et qui soit capable de montrer des voies modernes et de prendre la relève du cinéma allemand traditionnel et conservateur ».

Brauner lui proposa un projet intitulé « Dr. Wohlgemuth », et Jürgens rêva d’une « suite de la ‘Nouvelle Vague’, qui avait renouvelé tout le monde du cinéma ». Jürgens n’était certes pas fait pour les films des cinéastes du groupe d’Oberhausen, mais sa réaction démontre tout au moins une insatisfaction générale quant à la production cinématographique de cette époque.

  • Welt am Sonnabend: « Curd, wer soll dich bezahlen? », 12.10.1957

  • « Die Helden sind teuer », 1957

Extrait de: « Der Mann, der niemals jung war. Ein Streifzug durch die Filme von Curd Jürgens nach 1945 » de Rudolf Worschech.

Dans : Hans-Peter Reichmann (ed.) : Curd Jürgens. Frankfurt am Main 2000/2007 (Kinematograph no 14).

Traduction: Audrey Hostettler